G. G&OSSMAN grande mesure, la contrainte avait eu l'effet qu'elle devait combattre. Le relâchement de ces dernières années a très probablement autant amélioré la productivité que le moral de la population. Mais une question se pose : jusqu'où le régime pourra-t-il et voudra-t""'.ilaller dans cette voie? Les dirigeants ne risquent-ils pas de conclure qu'au delà d'un certain point, la détente politique engendre la mollesse dans le travail? Il est certain que, dans les sociétés démocratiques, la liberté individuelle se paye très cher sur le plan économique, mais ces sociétés estiment, en règle générale, que la dépense est largement justifiée par le résultat obtenu. Cependant, pour les raisons qui vont être précisées, le prix risque d'être bien plus élevé encore dans la société soviétique. Quand bien même les dirigeants y seraient disposés, pour des motifs d'un autre ordre, à accorder aux citoyens une plus grande liberté - ce qui ne paraît guère probable - seraient-ils prêts à en supporter les conséquences économiques ? A l'échelle historique, le monde soviétique du travail en est encore en grande partie à ses débuts. Jusqu'à quel point existe-t-il en URSS ce sens des responsabilités, cet ensemble d'attitudes qui caractérisent les sociétés industrielles plus évoluées et plus libres? Jusqu'où va la conscience professionnelle des cadres, le goût du travail bien fait chez le simple ouvrier? Autant de questions qui ne sont pas encore élucidées. Les contraintes de l'ère stalinienne ont implanté l'apathie et le cynisme en même temps qu'elles ·inculquaient la discipline industrielle. Mais si la peur ne jouait plus au même degré, la discipline l'emporterait-elle sur l'indifférence? C'est ainsi que le problème se poserait pour les dirigeants responsables, s'ils l'étudiaient, non dans l'abstrait, mais dans le ·contexte même de la réalité économique soviétique, c'est-à-dire d'une Befehlswirtschaft [ économie de commandement] où les opérations, dans presque tous leurs détails, sont prévues et réglées au sommet de la hiérarchie. Vaille que vaille, dans une telle économie, les impératifs du marché sont souvent violés, les intérêts particuliers des entreprises lésés. Or c'est justement dans une telle économie que la maturité, le sens des responsabilités civiques sont d'une importance majeure pour la réussite du système dans le cadre démocratique. Ceux qui n'attachent pas une valeur particulière aux idéaux démocratiques risquent davantage de succomber à la tentation d'améliorer le rendement de l' « économie de commandement » en freinant toute tentative de démocratisation. On pourra objecter que l'économie soviétique, loin de compter exclusivement sur la contrainte, a toujours eu recours aux stimulants matériels Biblioteca Gino Bianco 175 pour faire respecter les ordres d'en haut. C'est exact, mais l'objection doit être rejetée pour deux raisons. D'abord les stimulants matériels dans la Be/ehlswirtschaft soviétique ont essentiellement servi à augmenter la quantité d'objets produits ; ils n'ont aucunement réussi à améliorer la qualité, à perfectionner les méthodes, à réduire les prix de revient, à éliminer la thésaurisation des matières premières et de la main-d' œuvre, à donner plus de satisfaction aux consommateurs, etc. Ensuite, les stimulants matériels eux-mêmes perdraient de leur efficacité si la contrainte hiérarchique se relâchait assez pour libérer quelque peu les tendances inflationnistes, déjà fort difficiles à contenir dans la situation actuelle. Augmentation de la production agricole 11 importera tout particulièrement qu'aboutissent les efforts consacrés à l'augmentation de la production agricole. Ce domaine, on l'a vu, est l'un des rares à n'avoir pas été touché par la libéralisation post-stalinienne. Rien de surprenant d'ailleurs, les stimulants matériels étant ici aussi 1nal appropriés et par conséquent aussi peu agissants que possible. Notons aussi que le grand programme agricole de Khrouchtchev (mise en valeur des terres vierges avec les énormes transferts de population qu'elle implique, extension de la culture des céréales, concessions en matière de prix aux paysans), ce programme d'aspect si révolutionnaire, Staline aurait tout aussi bien pu le mettre en œuvre, eût-il été disposé à reconnaître l'échec de toute sa politique agricole. 11 est certain, en tout cas, que les deux récentes mesures de répression indiquées plus haut - augmentation de la quantité journalière de travail, menace de confiscation des parcelles individuelles - sont d'un stalinisme pur. Enfin le sort réservé à la réforme radicale de la production agricole se passe de commentaire : le décret ordonnant aux fermes collectives de procéder elles-mêmes à la planification de leur production est resté jusqu'à maintenant lettre morte. 6 Si les progrès de l'agriculture se poursuivent avec la même lenteur (les grosses productions de lait et de grain de 1956 sont surtout le fait du temps, exceptionnellement beau et favorable, au cours des deux années précédentes) - et songeons que les besoins du pays s'accroissent sans cesse - alors la libéralisation risque fort 6. J.Jravda, 11 mars 1955. Cf. également, par l'auteur,, « Soviet Airiculture Since Stalin », Annals of the Amen·can Academy of Political and Social Science, vol. 303 (janvier l 956)I pp. 62-74 ; voir aussi Lazar Voli".J_ « Sovi t Agricultura Policy aftcr Stalin : Results and t'rospects », Journal of Farm Economies, vol. 38, N° 2 (mai 1956), pp. 274-286.
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