Le Contrat Social - anno I - n. 3 - luglio 1957

.164 à cet égard.» Au cours de cette période, Lénine est un occidental convaincu, un Européen. Le voyage en Europe, le séjour à Berlin où il avait étudié le mouvement ouvrier, lui avaient laissé une impression profonde. En Sibérie, il pense comme un social-démocrate européen. «La façon européenne de penser et de sentir, écrit-il après Schultze-Gawernitz, n'est pas moins indispensable à la bonne utilisation des machines que la vapeur, le charbon et la technique. » Il traite avec un profond respect les chefs de la socialdémocratie allemande et en particulier Kautsky, dont il considère le livre sur la question agraire comme l'ouvrage le plus «remarquable» paru depuis le tome III du Capital. Il a le même profond respect pour Plékhanov et Axelrod. Il est même, dit-il, «amoureux » du premier. En déportation, ses compagnons spirituels les plus proches étaient les futurs menchéviks Martov et Potressov. Pourtant Lénine, avec ses virages, son apologie du capitalisme, sa défense de la hausse des produits agricoles, son apparentement avec Skadline, les agaçait parfois, comme l'a dit Martov. Lénine proposa à ces futurs menchéviks «une triple alliance» pour organiser à l'étranger la publication de L'Étincelle. Les idées de Lénine, son état d'âme alors momentanément libéré de son millénarisme, permettent d'appeler « menchéviste » cette période de sa vie, si paradoxal que cela puisse paraître. CETTE situation ne pouvait guère se prolonger. Elle ne correspondait pas à la nature de Lénine. Le choc d'un événement la fit disparaître avec fracas et pour toujours à l'automne de 1900. L'événement en question fut si important pour Lénine (comme pour l'histoire du monde) que, du . Steindes-Wiener Grand Café où il se trouvait assis en face de la gare à Zurich, il éprouva le besoin d'en rédiger le récit sur du papier à en-tête de l'établissement. Ce document, intitulé « Comment L' Étincelle a failli s'éteindre», et qui ne fut connu qu'après la mort de Lénine, est tout à fait différent de tout ce qu'il a écrit .. C'est une confession, Lénine y parle de ses sentiments, de ses expériences, de ses pénibles désillusions et, dans sa sincérité, lance cet aveu stupéfiant, si étranger à tout son personnage : « J'avais tant de peine qu'il me semblait, ma foi, que j'allais me mettre à pleurer. » Qu'était-il arrivé? Ce moment exceptionnel .dans la vie de Lénine n'a pas retenu l'attention des biographes. Mais on doit s'y arrêter, car il est étroitement lié à notre sujet, à savoir l'influence de Tchernychevski sur Lénine. Deux des membres de la « triple· alliance », Lénine et Potressov (Martov était encore en Russie), étaient venus en Suisse pour inviter les anciens, Plékhanov, Axelrod et Véra Zassoulitch, à collaborer au journal illégal qu'ils allaient fonder. L'idée du journal (d'un journal qui servirait à organiser le Parti) appartenait .qvant tout à Lénine, qui en avait fait le plan. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL Potressov, outre sa contribution personnelle, avait trouvé des fonds pour la publication. Plékhanov, avec lequel avaient commencé les pourparlers, était un homme tout aussi désagréable que Marx dans les rapports personnels et sociaux. Au cours des entretiens il manifesta, aux dires de Lénine, « une intolérance absolue », et « ne put ni ne voulut comprendre les arguments des autres» (on croirait que Lénine fait son propre portrait futur). Plékhanov faisait régner « une atmosphère d'ultimatum », son « incroyable brusquerie [et celle de Lénine?] provoquait instinctivement la protestation». Il fut « rechthaberisch » jusqu'au « nec plus ultra », outrageusement sûr d'avoir raison (n'est-ce pas là tout Lénine?). Quant aux: marxistes qui collaboraient à la presse légale (Struve, Tougan-Baranovski), Plékhanov avait pour eux une « haine qui allait jusqu'à l'indécence », les soupçonnait d'espionnage, et déclarait qu'il «les fusillerait sans hésitation ». Potressov, le seul à qui Plékhanov fut redevable de la publication de ses œuvres à Saint-Pétersbourg, était alors déjà un personnage politique entièrement formé et Lénine n'était pas seulement l'auteur d'une grande enquête sur Le développement du Capitalisme en Russie. Axelrod, dans sa préface de 1898 à la brochure de Lénine sur Les tâches des social-démocrates russes, en avait défini l'auteur comme « un révolutionnaire qui unit heureusement l'expérience pratique à la formation théorique· et à la largeur de l'horizon politique », au nombre, avec Martov, « des fondateurs les mieux doués et les plus influents de nos principales organisations . ' ouvr1eres ». Pour Plékhanov, tout cela paraissait ne pas exister. Démesurément orgueilleux, se considérant comme le lieutenant de Marx en Russie, il fit comprendre sans équivoque à Lénine et à Potressov qu'ils n'étaient auprès de lui que de petits apprentis provinciaux en politique et en littérature. Il voulait être le maître tout-puissant du journal et non un co-rédacteur. En 1934, j'eus l'occasion de m'entretenir de ces événements « du temps jadis» avec Potressov, alors le dernier survivant des rédacteurs de L' Étincelle. Malgré ses pénibles altercations avec Plékhanov à l'époque et plus tard en 1909, Potressov parlait de lui avec beaucoup de douceur, s'efforçant visiblement de le blanchir. Mais il dut quand même avouer que le comportement de Plékhanov lors des pourparlers avait été « incroyablement provoquant, extrêmement blessant ». Il en avait été profondément remué, et Lénine plus encore : « Pendant ces journées-là, il ne mangeait plus, ne dormait plus, il s'était voûté, il avait jauni et même noirci. » Quant à Lénine, il écrit dans sa confession (« Comment L' Étincelle a failli s'éteindre ») : Mon amour pour Plékhanov disparut comme par enchantement. Je me sentais incroyablement blessé et plein d'amertume. Je n'avais jamais eu pour aucun homme un respect plus sincère. Je n'avais été devant personne aussi humble et je n'avais jamais reçu de coup de pied aussi brutal. A n'en pas douter, cet homme est mauvais, l'orgueil mesquin et la vanité le dominent entièrement. Il n'admet pas, ne comprend pas les

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