A. PATRI qu'est-ce· que Marx reproche à la doctrine hégélienne exaltant l'État? Il lui reproche de sacrifier l'abstrait au concret, quoique chez Hegel l'abstrait prétende être le suprême concret et inversement. L'abstrait en question,, chez Marx, c'est le «diktat» des bureaucrates qui prétendent s'ériger au-dessus de la « société civile »pour arbitrer ses luttes parce qu'ils représenteraient soi-disant « l'esprit universel », lequel fait fi de toutes ces particularités pour ne connaître que sa noble inspiration procédant du génie de l'histoire. Cette protestation, élevée au nom de la société civile et de sa partie la plus déshéritée (le prolétariat) contre l'étatisme hégélien (i. e. prussien), constitue la clé du célèbre renversement de la dialectique hégélienne que l'on continue à citer mais dont on ne..comprend plus le sens. Le renversement de la dialectique, la remise sur ses pieds de cet invraisemblable travail du chapeau pourrait n'être d'ailleurs qu'un retour à la saine logique ; Marx a conti- , ' . . nue a «coqueter», swvant sa propre expression, avec la dame Dialectique mais il n'en a jamais été prisonnier. Rubel peut comparer la réaction anti-hégélienne de Marx à celle de Kierkegaard contre la même doctrine, sans négliger bien entendu la différence : Kierkegaard proteste au nom de l'individu concret et Marx au nom de la société concrète. Marx eût d'autre part certainement souscrit à la formule de Nietzsche contre l'État prétendant s'identifier au peuple et l'on connaît à ce sujet sa célèbre Critique du programme de Gotha, dirigée précisément contre Lassalle qui était hégélien. Seulement l'État qui prétend s'identifier au peuple au point de refuser à ce dernier toute existence propre en dehors de lui, c'est précisément de nos jours l'État totalitaire dont le centre est à Moscou. Le regain de faveur de Hegel chez ceux qui se prétendent« marxistes »en se trouvant en coquetterie avec Moscou ne peut avoir en dernière analyse une autre source. Les «marxistes » à l'ancienne mode savaient pourtant ce qu'il en était. 2. Lénine n'était pas Marx EN EFFET, on ne saurait oublier que la plupart de ceux qui, en Russie, avaient introduit et médité la doctrine de Marx étaient effectivement contre Lénine, même si l'on estime qu'ils ont été balayés par le torrent de l'histoire, elle-même supposée marxiste bien que Marx ait écrit contre cette superstition en disant que « l'histoire n'a pas de puissance énorme » et qu'elle ne saurait avoir d'autre source que les hommes qui la font. 6 Parmi les marxistes russes adversaires de Lénine, il faut citer en premier lieu Georges Plékhanov dont les communistes continuent pourtant à éditer les œuvres, mais soigneusement choisies. La question brulante est celle de savoir si la révolution, pour être « socialiste », pouvait éclater d'abord dans le pays industriellement le 6. La Saint,-Famill,. Biblioteca Gino Bianco 159 moins avancé, quitte à devoir assumer ensuite sous le nom de « socialisme » les tâches propres du capitalisme dans sa phase la plus barbare (accumulation primitive). 11ne s'ensuit pas d'ailleurs que dans cette controverse Marx aurait été plus près des menchévilcs que des bolchévilcs. Rubel établit que Marx mettait déjà en garde contre la tentation d'appliquer mécaniquement à la Russie des schémas valables pour l'évolution occidentale et qu'il admettait même que dans certaines conditions le résidu de l'ancienne commune paysanne (le «mir ») puisse devenir le noyau régénérateur de la société. Mais dans quelles conditions ? La seconde édition russe du Manifeste le précise en 1882 : « ••• une révolution ouvrière en Occident » 7 • C'était aussi l'espoir de Lénine. Mais cet espoir ne s'est pas réalisé. En ce cas c'est l'autre schéma qui s'applique : « Si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l'instar des nations de l'Europe occidentale, et pendant ces dernières années elle s'est donnée beaucoup de mal en ce sens, elle n'y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires ; et après cela, amenée une fois dans le giron de l'économie capitaliste, elle en subira les lois impitoyables, comme d'autres nations profanes » (lettre de Marx publiée dans Histoire du développement économique de la Russie, par Nicolai-On. Paris, 1902 ; cf Rubel, pp. 427-428.) Le burlesque de la chose qui s'étale maintenant sous nos yeux consiste à désigner sous le nom de « socialisme » une telle évolution réalisée par les méthodes d'un capitalisme d'État encore plus barbare que le capitalisme privé tel que le connaissait Marx. Cela prouve bien que l'on s'imagine Marx comme un étatiste et peut-être un partisan du « tsarisme éclairé » ! Il faut entendre ici par « tsarisme » celui d'lvan le Terrible. Marx a bien admis que le cc mir » pourrait régénérer éventuellement la société russe, mais il n'a jamais dit que ce rôle régénérateur pourrait, en l'absence de la condition nécessaire (<< révolution ouvrière en Occident»), devenir celui d'un parti. C'est dans la fameuse conception de la fonction hégémonique du parti révolutionnaire, telle qu'elle s'exprime par exemple dans Que faire?, que s'avère la plus sérieuse divergence entre Lénine et Marx, divergence que Max Eastman avait mise autrefois en lumière. 8 On ne trouverait pas trace chez Marx d'une exaltation du rôle du parti aux dépens de la spontanéité. Marx n'a jamais pensé qu'un parti révolutionnaire discipliné à la manière d'une armée et dirigé par des intellectuels déclassés devrait imposer coûte que coûte sa doctrine à la société, en s'emparant du pouvoir. Il estimait au contraire qu'il appartenait à l'évolution réelle de la société d'inspirer la doctrine du parti. Ce qui le prouve, c'est que la Commune de Paris, dont les dirigeants en majorité proudhoniens n'étaient à coup sûr nullement « marxistes », lui paraissait l'exemple le meilleur pour 7. Se reporter à l'étude de Maximilien Rubel, « La Russie dans l'œuvre de Marx et d'Eng_els.Leur corres"ondancc avec Danielson », publiée dans La RetJu1 Socialiste (avril 1950). 8. Max Eastman : La scs·,ncede la Rftlolution (Paris,~l927). •
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