90 du passé le plus lointain. La découverte française de la date glaciaire · du grand art des cavernes * a été l'un des premiers coups portés au dogme du progrès, coup que la pensée occidentale ne s'est pas empressée d'enregistrer, en France moins qu'ailleurs. La preuve était faite qu'il avait existé e!l Europe occidentale, il y a 10.000 ans et plus, une culture artistique d'une qualité supérieure à tout-ce qu'on postulait et à tout ce qu'on. retrouvait plus tard, avant les temps historiques ; cet art, brusquement révélé, frappait les hommes de goût par sa perfection et exerçait une influence sur l'esthétique de l'Europe contemporaine; or, tout cela semblait avoir disparu sans laisser d'héritiers; en Occident tout au moins, et cette disparition posait un problème autrement grave que la ruine des vieilles sociétés de l'Orient classique. Pourtant, la restitution des ·cultures du Levant ancien, dont le souvenir ne s'était jamais complètement effacé, avait ·déjà suffi, au XIXe siècle, à compliquer terriblement la philosophie du progrès. Devant cet événement, la pensée occidentale adopta l'attitude de l'autruche, à part quelques remarquables exceptions. Mais il fallut attendre 1919 pour que Paul Valéry déclarât : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Connaissance qu'on aurait pu déjà puiser, vingt ans auparavant, dans les sciences de l'homme, si l'on avait voulu considérer leurs découvertes au lieu de prétendre les soumettre, paresseusement, aux doctrines d'avant-hier. Certes, la France n'était pas seule dans cet engourdissement, ou cet aveuglement. Malgré les remarquables travaux de leurs préhistoriens, tels que l' Américain Osborn, l' Anglais Burkitt, ou plus récemment V. G. Childe, et tant d'autres - les Anglo-Saxons ont déraisonné plus que personne. Il suffit de mentionner un Wells, vulgarisateur puéril mais extrêmement influent, dont l' Histoire Universelle a touché des dizaines de millions de lecteurs; ou un Toynbee, démarqueur sans grande intelligence du ténébreux et génial Spengler, ce Toynbee dont la pseudo-philosophie de l'histoire en impose encore ; ou l'excellent Childe, préhistorien qui voit toute l'humanité èe l'ère quaternaire sous l'angle d'un niarxi&me travailliste édulcoré ; ou Albright, érudit encyclopédique et grand-maître des' études sémitiques aux États-Unis, qui pourtant escamote les faits préhistoriques et archéologiques chaque. fois ·que ceux-ci gênent sa version .de la doctrine du progrès. . . Mais .enfin, la France avait naguère le poids spirituel· nécessaire à orienter la pensée occidentale vers des méditations conformes à la vérité. La France exerçait .depuis le XVIIIesiècle un grand ascendant sur l'intellect moderne, c'est elle qui avait produit ou. façonné la philosophie des lumières, l'audace * C'est Rivière qui dès 1894 en a fait la démonstration pour la fameuse caverne d' Altamira en Espagne du Nord, et c'est Cartailhac qui l'a soutenu de toute son autorité. Le fait, qui se heurta tout d'abord au scepticisme du monde savant, ne prêtait plus aucun doute dès le début du xxe · siècle. ' BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL révolutionnaire et l'optimisme libéral; attitudes très fécondes jusqu'en plein x1xe siècle, mais qui au xxe demandaient à être comparées sérieusement, impitoyablement avec les données nouvelles que fournissait une connaissance singulièrement élargie. En regrettant la timidité intellectuelle dont la France contemporaine a fait preuve, on se gardera d'en attribuer toute la faute à· tel parti; à tel courant d'idées plutôt qu'à tel autre. Les écoles les plus critiques comme les esprits les plus conservateurs, les . cœurs les plus chrétiens comme les têtes les mieux nourries de classicisme latin ou de réminiscences celtiques, ne sont pas allés beaucoup plus loin dans leurs efforts de compréhension que les admirateurs fervents de la Grande Révolution. Car si le monde ne s'est pas créé en 1789, il ne commence pas non plus sous Louis XIV ou Hugues Capet, ni sous les Césars (ainsi que les Italiens en ont fait la douloureuse expérience), ni même ati temps fabuleux de « nos ancêtres les Gaulois ». Il a fallu bien autre chose que quarante rois pour faire la France, bien autre chose aussi que les Francs, les Romains et les Gaulois, puisque même ces derniers sont les conquérants tardifs d'un pays et d'un peuple qui les précèdent et les absorbent. La France, l'Europe, le monde et tout notre siècle sont sur une pente où plus rien n'est visible, à moins de regarder très haut, jusqu'aux limites de l'horizon. TANDIS QUE le monde anglo-saxon se complaisait dans son pragmatisme, que la France ressassait des formules usées, que la Russie singeait jusqu'à s'y dissoudre les aberrations outrancières du modernisme occidental, les Allemands capitalisaient à leur profit les découvertes de la préhistoire française. Ils l'étendaient, l'interprétaient avec une patience méticuleuse, beaucoup de compétence technique et un manque de scrupules non pareil. Avec ses matériaux, ils édifiaient _la clef de voûte de leur nouvelle conception du monde, ce monde qui devait succéder au Crépuscule de l'Occident prédit par Oswald Spengler. Car la conception « nordique » et pseudo-raciale sans laquelle le national-socialisme lui-même n'aurait pu exercer son ascendant s'est construite et consolidée à l'aide de la préhistoire et des autres sciences modernes de l'homme. L'Allemagne du xxe siècle a encore produit de grands savants, dont l'honnêteté intellectuelle est incontestable. Mais elle a 1nobilisé surtout une nuée de spécialistes habiles, dont on canalisait l'activité à des fins qui n'avaient pas la vérité pour objet. Peuple féru de « Weltanschauung », les Allemands voulaient asseoir leurs ambitions sur des données scientifiques, ou prétendues telles. L'histoire la plus tendancieuse ne fournissant pas les arguments décisifs en faveur de la mégalomanie nordique, de la supériorité innée del' « Homo Europaeus » - cette f9lie dont bien des Français, d'ailleurs, e~ surtout bien des Anglais n'étaient ou ne sont pas exempts - les Allemands deq:iandèrent à la préhis"'." toire, à l'anthropologie et aux disciplines apparentées
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