R. ARON Peut-être les planificateurs, par égoïsme ou par souci de la production, maintiendraient-ils des différences· comme celles que l'on observe en Union soviétique. Dans la phase présente, les controverses sur la place publique sont. à la fois plus confuses et moins violentes. Les conflits pour la répartition du revenu national, même dans les pays industriels avancés, sont multiples. Revendications des salariés à l'égard des employeurs, protestations des fermiers contre la diminution, relative et parfois absolue, de leurs revenus, amertume des détenteurs de revenus fixes, victimes de la dévalorisation monétaire, on n'en finirait pas d'énumérer les groupes dont les plaidoyers et les actes d'accusation s'entrechoquent sur la place publique. Le fait nouveau, par rapport à la théorie sinon à la réalité d'hier, c'est que l'opposition entre salariés d'industries et détenteurs des moyens de production n'est plus qu'une entre d'autres et qu'elle suscite rarement les chocs d'intérêts ou de passions les plus rudes. Que les salaires dépendent de l'État, de la monnaie, de la prospérité d'ensemble plus que de la bonne ou de la mauvaise volonté des patrons, les ouvriers eux-mêmes, dans les entreprises bien gérées, en ont conscience. L'évolution économico-sociale tend au pluralisme des groupes, non à la cristallisation de deux blocs. ·La justification des diverses revendications est également devenue plus complexe. Le progrès étant la loi de la collectivité et le devoir de chacun, l'appauvrissement d'une catégorie particulière ne lui donne pas encore droit à compensation ou protection. L'enrichissement d'un individu ou d'un groupe semble juste s'il contribue à la prospérité générale. Une économie tout entière tendue vers l'avenir récompense et doit récompenser, qu'elle soit planifiée ou concurrentielle, ceux qui sont les agents de la croissance. Les doctrinaires de la productivité se situent par delà l'antinomie de la hiérarchie et de l'égalité, des conservateurs et des radicaux. Il serait absurde de suggérer que le conflit actuel met aux prises productivistes et nonproductivistes, comme celui d'hier opposait les partisans de la hiérarchie à ceux de l'égalité. Tout au contraire, droite et gauche sont ou devraient être également productivistes. Mais en une société où les ressources collectives augmentent d'année en année, au lieu d'être approximativement fixées une fois pour toutes, la vieille querelle de l'inégalité prend un contenu nouveau. Le partisan de l'égalité doit à chaque instant, dans l'immédiat et pour la société de ses rêves, 1démontrer que l'égalisation des iblioteca Gino Bianco 5 revenus n'est pas défavorable à l'enrichissement commun. Je ne pense pas que cette démonstration soit impossible. Au contraire, plusieurs des arguments classiques en faveur de l'inégalité tombent d'euxmêmes à notre époque. Les hauts revenus ne fournissent plus un montant important d'épargne, en raison de la fiscalité. Personne ne nie qu'une certaine inégalité de rétribution soit inévitable et juste, nul n'affirme que l'inégalité nécessaire soit de 1 à 40, ou de 1 à 20, ou de 1 à 10. L'incitation à produire ne disparaîtrait pas, semble-t-il, avec une inégalité grandement atténuée. Peut-être certaines inégalités sont-elles inutiles et d'autres indispensables. L'écart entre le salaire du manœuvre et celui de l'ouvrier qualifié est nécessaire pour encourager l'apprentissage; l'écart entre le traitement de l'ingénieur et celui du directeur n'a pas une fonction aussi évidente. L'opinion admet que la diversité des tâches entraîne celle des revenus. La différence qualitative des services rendus est telle qu'elle pourrait justifier d'énormes écarts : les inventeurs ne seront jamais récompensés à la mesure de leur mérite. Dans tous les régimes, les plus riches ne sont pas toujours les plus méritants ..: l' écrivain servile en Union soviétique, les spéculateurs heureux en Occident ne témoignent pas de vertus qui recueillent l'admiration des foules ou des sages. Renan jugeait conforme à l'ordre éternel que le peuple vécût de la participation à la gloire du petit nombre; John Adams doutait qu'aucune société eût jamais assez de ressources et de sollicitude pour instruire tous ses enfants. Ils avaient tort tous deux. La notion chrétienne de l'égalité des âmes est devenue l'idée révolutionnaire des Droits de l'Homme et cette idée, à son tour, commence par le bulletin de vote et la conscription et appelle finalement le salaire minimum, l'accession de tous aux biens prodtuis par le travail commun. Certes, les gouvernements ne sont pas plus maîtres aujourd'hui qu'hier de déterminer . souverainement le revenu de chacun, qui dépend ·des ressources collectives plus que de la volonté des hommes. Il n'en est pas moins admis désormais que le progrès de la productivité doive profiter à tous, et il leur profite effectivement. En ce sens, le mouvement des événements, pour parler avec Cournot, est orienté vers la gauche. La société industrielle ne présente pas non plus des égaux, des travailleurs interchangeables. L'inégale difficulté, l'inégale productivité des métiers, l'inégale rareté des talents nécessaires pour remplir des tâches toutes indispensables, l'inégale durée de l'apprentissage créent une
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