Le Contrat Social - anno I - n. 1 - marzo 1957

30 Si l'on tient à découvrir quelque part le vice de la politique platonicienne, c'est certainement dans l'obsession d'un régime «parfait» qu'on pourra le trouver. Cette obsession conduit de nos jours tantôt dans les chemins du fascisme, tantôt dans ceux du communisme, les contempteurs de la « démocratie formelle » qui finalement sont aussi anti-démocrates que Platon pouvait l'être lui-même, voire lorsqu'ils pensent œuvrer pour la «bonne cause », ce qui était également le cas du philosophe. Platon a certainement détesté la tyrannie et il a non moins certainement subi son attraction, puisqu'il s'est rendu par deux fois à la cour de Syracuse comme d'autres vont aujourd'hui à Moscou, ou comme certains qui n'ont pas craint de fréquenter les officines de la Propagandastaffel. Il s'agit toujours de la même illusion qui consiste à croire que l'on pourra apprivoiser le <c tyran » en lui donnant de bons conseils, tandis que la force dont il dispose pourrait permettre la réalisation de mirifiques projets. Il ne faut pas craindre de dire que la séduction exercée par le tyran sur l'intellectuel est bien celle de la force. L'intellectuel a des idées mais il ne dispose pas de la force pour les réaliser, tandis que le tyran dispose de la force mais paraît assez chichement doté en fait d'idées. Quel beau mariage ne pourrait-on pas réaliser en célébrant les noces de l'intelligence et de la force, et quels beaux enfants devraient en résulter! Le malheur est qu'en fin de compte, l'enfant dispose de la force du philosophe et de l'intelligence du tyran : le petit monstre est le plus laid des avortons. On sait comment tout cela se termine, par l'abdication du philosophe plus souvent que par celle du tyran. Mais l'honneur de Platon est précisément qu'il n'a pas abdiqué et qu'il a voué une haine immortelle à la tyrannie. Nous avons encore besoin de méditer sa leçon, s'il est vrai que notre époque est celle qu'évoque ' le titre du livre célèbre d'Elie Halévy, L' Ere des • tyrannies. D'un autre côté, il n'est pas douteux que l'argumentation platonicienne contre la démocratie politique demeure la plus forte de toutes celles qui ont été jamais formulées. On peut difficilement trouver les raisons philosophiques qui permettraient d' <c idéaliser » le système du suffrage : Rousseau lui-même dans le Contrat Social (L. II, ch. 3) a dû convenir que la volonté générale, si elle est toujours cc droite », n'est pas toujours « éclairée », et son plus honnête disciple, Robespierre, a dû se résigner à agir comme un dictateur. Mais c'est précisément dans la mesure où l'on renonce à cc idéaliser » la démocratie aussi bien qu'à « idéaliser » n'importe quel autre régime que l'on finit par découvrir en elle le « meilleur de tous les régimes déréglés». Or, il n'y a pas et il ne peut y avoir de régime politique ou de régime politico-économique <c réglé» ou parfait. Il est absurde et contraBibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dictoire de supposer qu'il puisse y en avoir un : étant admis qu'un régime parfait serait celui où les hommes agiraient saintement sans aucune espèce de contrainte, comme c'était le cas, suivant la légende, pendant l'âge d'or, on voit aussitôt qu'il ne s'agirait plus d'un régime politique : aucune autorité extérieure ne serait nécessaire. A supposer que les peuples aient encore besoin d'avoir des gouvernements, - dans les conditions présentes du monde qui ne paraissent pas encore être celles du retour à l'âge d'or - on voit aussi qu'ils ne pourront être gouvernés que par des hommes - il n'y a donc pas lieu d'idéaliser les gouvernants plutôt que les gouvernés. Si la démocratie est cc le meilleur de tous les régimes déréglés », c'est parce qu'elle est le seul qui assure le contrôle régulier des gouvernés sur les gouvernants, pour recourir à la formule cc idéale » qui ne mène pas cependant à la perfection. Toute autre justification de la démocratie, et notamment celle qui repose sur la prétendue sainteté de la volonté populaire, conduit droit au totalitarisme : le tyran se charge finalement d'incarner ladite volonté qui, n'étant d'abord celle de personne, finit par n'être que celle de sa personne. En ce sens, la remarque de Platon suivant laquelle il y a un chemin qui conduit de la démocratie à la tyrannie demeure juste : les exemples historiques s'offrent surabondamment pour la confirmer. Mais ce chemin n'est pas le seul et la façon de l'emprunter ou de l'éviter dépendra de la conception que l'on se fera de la démocratie, ou plus exactement de ce que l'on prétendra en exiger : si l'on exige qu'elle soit le régime cc parfait », on peut être certain qu'elle engendrera le pire. Platon a également observé avec profondeur que le chemin qui va de la démocratie à la tyrannie passait par la lutte des classes, et Popper lui-même n'a pu manquer de rendre sur ce point hommage à la perspicacité de son grand adversaire rétrospectif. Ici encore, on peut souligner que tout dépendra de ce qui sera demandé à la démocratie économique (ou socialisme) : si on veut qu'elle soit la perfection totalitaire du système planificateur, au lieu du moindre mal ou de la plus grande justice sociale, on peut être certain qu'elle aboutira aussi inévitablement à la tyrannie, et les faits sont là pour le prouver. Popper s'est donc mépris gravement sur la signification de la politique platonicienne, mais il a vu admirablement aussi certains de ses dangers qui continuent d'être présents. Nous n'avons eu le loisir d'insister que sur les côtés négatifs de son argumentation, mais il serait à souhaiter que pour donner lieu ici à une discussion plus poussée, son livre puisse trouver un éditeur en France. Son importance, en raison des problèmes de philosophie politique qu'il soulève, ne saurait en tout A • I cas etre sous-esttmee. AIMÉ PATRI

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