• LA POLITIQUE PLATONICIENNE ET NOTRE TEMPS par Aimé Patri Le livre, brillant, suggestif et discutable de K. R. Popper * consacré à « La Société ouverte et ses ennemis », dont la première édition remonte à 1945, n'a pas encore trouvé de traducteur en France, malgré sa notoriété dans les milieux intellectuels anglo-saxons où il a fait certainement la plus grande impression. Le titre reflète sans doute le climat de guerre dans lequel l'ouvrage a été composé, comme paraît l'attester d'autre part la date de sa publication. Mais quels sont ces ennemis de la « société ouverte»? 11 s'agit des adversaires idéologiques de la démocratie libérale : le premier tome est consacré tout entier à Platon, le second à Hegel et à Marx. L'auteur est un partisan résolu du libéralisme politique, qu'il entend justifier philosophiquement par - une polémique rétrospective, mais il soutient beaucoup moins le libéralisme économique. C'est ce qui explique la raison pour laquelle, des trois penseurs incriminés, c'est Marx qui trouve le plus grâce à ses yeux, les éléments totalitaires de son système lui paraissant remonter à la source hégélienne, tandis que c'est chez Platon qu'il prétend découvrir l'origine d'un mal qui serait en définitive identique à celui de l'hitlérisme. Le paradoxe est assez gros et demande à être examiné de près. On sait que les Athéniens avaient intenté un procès à Socrate et on n'ignore généralement pas que ce procès survenant après la libération de la ville du joug des trente tyrans installés par les Spartiates, était aussi un procès politique, et même * K. R. POPPER : The Open Society and ts Enemies. I. The Spell of Plato. II. The High Tide of Prophecy : Hegel and Marx. Londres, Routledge, 1947 (réimpression). Une 4° édition revue et augmentée a paru aux États-Unis en 1950 (Princeton University Press). Le seul ouvrage de cet auteur qui ait paru en français est Misère de l' historicisme (Paris, Plon, 1956), traduction d'une série de trois études publiées en 1944 et 1945 dans la revue Economica et destinées, comme l'écrit Popper dans sa préface à l'édition française, à « mettre en relief la signification de cette fascinante construction intellectuelle qu'est l'historicisme » et à « mettre à nu son irrémédiable faiblesse ». ce que nous eussions appelé de nos jours un procès de collaboration. Entre les lignes de l'accusation reprochant au philosophe d'avoir corrompu la jeunesse parce qu'il lui apprenait à mépriser les dieux de la cité, il faut lire sans doute l'inculpation d'avoir sapé les bases de la foi populaire athénienne dans le régime de démocratie politique qui, traditionnellement, était celui dont s'enorgueillissait la ville. D'autre part, il est évident que Platon, aristocrate par sa naissance aussi bien que par son intelligence, est demeuré sa vie durant un adversaire résolu des institutions démocratiques d'Athènes et que ses liens de parenté comme ses a1:l1Ïtiéspolitiques le portaient du côté de Sparte. Georges Sorel, contempteur des méfaits des intellectuels pour des motifs philosophiques assez différents de ceux de Popper, estimait déjà qu'à certains égards le procès de Socrate pouvait être justifié. Est-ce Socrate qui a « corrompu » Platon en apprenant à son disciple la manière de fortifier par des arguments subversifs le préjugé aristocratique que ce dernier tenait déjà de sa naissance? Est-ce Platon . qui a corrompu l'enseignement de son maître en l'interprétant à la lumière de son préjugé, notamment lorsqu'il produisait le plan de la république idéale où les « philosophes sont rois »? Des historiens réputés de la philosophie grecque comme Burnet et Taylor ont soutenu que c'était bien l'authentique Socrate que Platon faisait parler dans la République. Mais Popper renverse hardiment cette thèse, dont il prend exactement le contre-pied : c'est Platon qui aurait « trahi » l'enseignement de Socrate en donnant à son maître dans la République le visage d'un persécuteur de la pensée libre, et en oubliant ainsi la leçon qu'il aurait fallu tirer du célèbre procès. Le seul disciple authentique de Socrate aurait été l'obscur Antisthène, père de l'École cynique et, plus lointainement, ancêtre du généreux humanitarisme des stoïciens. Biblioteca Gino Bianco· • '
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