Karl Kautsky - Le chemin du pouvoir

LE CHEMINDU POUVOIR p \ Il KARL KAUTSKY PARIS (;)e) V. GIAHD & E. nnIERE LIBRAIRES-liDITEURS 16, RUE Sût:FFC')T ~:T '12, HUR TOITLLIKR • .• t 910 • K'.~liotec? Gmo Bianco

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LE CHEMIN DUPOUVOIR PAR. KARL KAUTSKY TnADUI.T DE 1/.\.LLfül.\.~o P.rn A. P. PARIS (5•) V. GIARD & E. BRIERE LIBRAIRBS-ÉDITHURS 16, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER 1910 1 Biblioteca Git10 Bianco

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PRÉFACE DU TRADUCTEUR A l'heure où les luttes pour le suffrage universel et pour la constitution redoublent d'acuité en Allemagne et sollicitent l'attention de tout le prolétariat socialiste de l'Europe, le public ouvrier français ne lira peut-être pas sans intérêt un livre qui en est issu. C'est en effet, comme l'auteur l'écrit lui-même dans la préface de l'édition allemande, la nécessité d'indiquer « les profondes relations sodales d'où. ·résultent l'inquiétude et l'insécurité actuelles» qui l'a conduit à traiter de nouveau la question des révolutions politiques. Si c'est essentiellement aux difficultés de la situation présente que cet ouvrage doit son origine, le motif immédiat en fut une polémique que l'auteur eut avec Max Maurenbrecher, anden membre du Parti national-social, passé il y B1bhoteca Gino Bianco

VI PRÉFACE DU TRADUCTEUR a 6 ans au Parti socialiste où il prit place dans ]es rangs des révisionnistes. Cette polémique se déroula d'octobre à novembre 1908 dans la revue hebdomadaire du Parti socialiste allemand, la « Neue Zeit ». Quelques chapitres sont lareproduction des ar~icles de cette revue. La plu-- part sont entièrement nouveaux. Enfin tout ce gui portait l'empreinte de la polémique contre l\;laurenbrecher a été retranché. Il est naturel que « le Chemin du Pouvoir>> n'ait pas eu l'heur de plaire. aux revl~es bourgeoises allemandes. Mais il n'eut pas moins le don d'exaspérer les grands syndicats ouvrie,rs qui reprochèrent à l'auteur de jeter le discrédit sur l'action syndicale. La polémiqu~qui s'en suivit fut des plus ardentes. Dans µne interminable série d'articles, l'organe central des syndicats, le « Correspondenzblatt der deutschen Gewerkschaften », s'efforça de démolir l'ouvrage et l'auteur par des moyens d'une probité douteuse. Loin cependant dt ne mériter l'attention du public' français qu'à titre de document ·pour l'étude des luttes politiques dans l'Allemagne contemporaine, le (< Chemin du Pouvoir » offre ·un intérêt plus général. La question qu'il soulève est celle de l'alternative entre une politique d'opposition irréconciliable et une politique Bip'lioteca Gino Bianco

P~~FACE DU TRADUCTEüR V>lI d'alliance avec les partis bourgeois. Or, malgré les expériences amères du passé, l'entente est encore loin de régner sur cette question au sein du Parti socialiste français. Les .divergences dans l'attitude du groupe socialiste parlementaire à l'égard du ministère Briand en sont une preuve suffisante. Les déclarations de Ferri en Itali.e donnent également aux· questions traitées dans ce livre un renouveau d'actualité. Il y a _ donc lieu d'espérer que le public socialiste français accueillera avec intérêt un ouvrage dont la lecture ne peut qu'être fructueuse à tous égards. A. P. Biolioteca Gino Bianco

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LE CHEMINDU POUVOIR I LA CONQUÊTE DU POUVOIR POLITIQUE Amis et ennemis du parti socialiste s'accordent à reconnaîtr::! qu'il est un parti révolutionnaire. Mais, ·malheureusen1ent, le concept de_ la révolution admet de nombœuses interprétations, ce qui fait que les opinions sont très partagées sur le caractère révolutionnaire de notre parti. Un assez grand nombre de nos adversaires ne veulent entendre par· révolution qu'anarchie, effusion de sang, pillage, incendie, ·assassin:it. Et, d'autre part, il est des camarades pour qui la révolution sociale vers laquelle nous marchons ne paraît être qu'une· transformation lente, à peine sensible, bien que profonde, des conditions sociales, une transformation semblable à celle que let machine à vapeur a produite. Une chose certaine, c'est que le Parti socialiste, puisqu'il Jutte pour les intérêts de classe du proléKaut~ky 1 Biblioteca Gino Bianco

2 LB CHEMIN DU POl:VOIR tariat, es,t un parti révolutionnaire. Il est impossible, en effet, dans la société capitaliste, d'assurer au prolétariat une existence satisfaisante, car son émancipation exige la transformation de la propriété privée des moyens de production et de domination capitaliste en propriété sociale, ainsi que le remplacement de la production ·privée par la production sociale. Le prolétariat ne peut trouver de satisfaction que dans un ordre social complètement di~érent de celui d'aujourd'hui. Mais le parti socialiste el)t encore révolutionnaire dans une autre acception, car il reconnaît que l'Etat est un .instrument, voire même l'instrument le plus formidable d~. la domination de classe et que la révolution sociale, vers laquelle tendent les efforts. du prolétariat, ne pourra s'accomplir tant que celui-ci n'aura pas cQnquis le pouvoir politique. C'est cette conception, établie par Marx et Eniels dans le Manifeste du Parti communiste, qui distingue les socialistes modernes de ceux dits utopistes, par · exemple des partisans d'Owen et de Fourier dans la première moitié du siècle dernier, ainsi que de ceux de Proudhon qui tantôt attachaient peu de prix à la lutte politique, tantôt même la rejetaient et croyaient pouvoir accomplir la transformation économique dans l'intérêt du prolétariat par des mesures purement économiques, sans modification du pouvoir politique et sans son intervention. En tant qu'ils montraient la nécessité de la conquête des pouvoirs publics, Marx et Engels se rapBiblioteca Gino Bianco

CHAP. 1. - LA COKQliÊTE DU pouvom 3 prochaient de Blanqui. Mais ce dernier croyait à la possibilité de s'emparer_ du pouvoir par la voie de la conjuration, de l'émeute organisée par une ·petite minorité pour !e mettre ensuite au service des intérêts prolétariens~ Marx et Engels, au contraire, reconnurent _qu'une révolution ne se fait pas à volon~é, mais qu'elle se pr?duit nécessairement dans des conditions déterminées et qu'elle est impossible tant que ces conditions, qui ne s'élaborent que peu à peu, ne se trouvent pas réunies. Ce n'est que là où le système de production capitaliste a atteint un haut degré de développement que les conditions éconorniq ue_spermettent la transformation par le pouvoir public de la propriété ca-pitaliste des moyens de production en propriété sociale ; mais, d'autre part, le prolétariat n'est en mesure de conquérir le pouv?ir politique et de le conserv ~r que là où il est devenu une masse puissante, indispensable dans l'économie du pays, en grande partie solidement organisée, consciente de sa position de clBse et instruite de la nature de l'Etat et de la Société. Or, ces con<litions se sont réalisées de jour en jour davantage, par suite du développement du système de production capitaliste et des luttes de classe qui en résultent entre le capital et le travai_l; aussi inévitable, aussi irrésistible que le développement inces- .sant du capitalisme l'est aussi la réaction finale contre ce développement, c'est-à-dire la révolution •. prolétarienne. Elle est irrésistible, parce qu'il est inévitable que Bibtioteca Gino Bianco·

4 LE CIIEmN DU POUVOIR le prolétariat grandissant se mette en garde contre l'expioitation capitaliste, qu'il s'organise dans ses syndicats, ses coopératives et ses groupes politiques, qu'il cherche à arracher de meilleures conditions de travail et d'existence et une influence politique plus éonsidérable. Partout le prolétariat, socialiste ou non, exerce ces différentes formes d'activité. C'est au parti socialiste qu'il appartient de combiner tous ces modes d'action divers, par lesquels le prolétariat réagit contre l'exploitation, en une action systématique, consciente du but à atteindre et culminant dans les grandes luttes finales pour la conquête du pouvoir politique. Telle est la conception exposée en principe dans le Manifeste.du Parti communiste et reconnue aujourd'hui par les socialistes de tous les pays. C'est sur elle que repose tout le socia~isme international de notre époque. Cependant elle n'a pu fêter son triomphe sans rencontrer le doute et la critique dans les propres rangs du parti socialiste. Certes, l'évolution réelle s'est bien accomplie dans la direction que Marx et Engels avaient prévue. Après les progrès du capitalisme et par suite de la lutte de clls,;e prolétarienne, c'est surtout l'intelligence profonde des conditions et de l'objet de cette lutte, due aux recherches de Marx et d'Engels, qui assure la marche victorieuse du socialisme intern.-itional. Sur un point seulement ils s'étaient trompés : ils avaient vu la révolution dans un avenir trop prochain Biblioteca Gino Bianco

CHAP. J. - LA CONQUÊTE DU POUVOIR 5 On lif par exemple dans le Manifeste du Parti commtmiste (fin 1847): « C'est à 1 'Allemagne que les communistes consacrènt surtout leur attention, parce que l'Allemagne est à la veille d'une révolution bourgeoise qu'elle accomplira Jans une période plus avancée de la civilisation européfnne et avec un prolétariat beaucot1p plus développé que l'Angleterre au xvue siècle et la France au xvrne, et que par conséquent la réYolution bourgeoise en Allemagne ne pourra qu'être le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne». C'était avec raison que les auteurs du Manifeste attendàient une révolution en Allemagne; mais ils se trompaient en croyant_qu'elle serait immédiatement suivie d'une révolu.tien prolétarienne. _ A une époque plus récente, en 1885, nous trouvons Ùne autre prédiction d'Engels dans l'introduction qu'il écrivit pour la deuxième édition de ta brochure de Mùx sur le procès des Communi.;tes de Cologne. On y lit que la prochaine commotion -européenne « va bientôt échoir, car l'échéance des révolutions européennes - 1815,18301 1848-52, 1870- dure dans notre siècle de 15 à 20 ans ». Cette attente ne s'est pas réalisée davantage, et la révolution sur laquelle on comptait alors se fait encore attendre aujourd'hui. D'où ceJ.a provient-il ? Est-ce que la méthode marxiste, sur laquelle se fondait cet espoir, était fausse? Aucunement. Mais dans le calcul, un facteur n'était pas exact, on l'avait coté beaucoup trop haut Biblioteca Gino Bianco

6 LE CITEMll'i DU POUVOIR Il y a dix ans déjà, j'écrivais à ce sujet : « Dans les deux cas, on a trop présumé de la force révolutionnaire, de l'opposition de la bourgeoisie». En 1847, Marx et Engels avaient escompté en Allemagne une révolution d'une portée formidable, une r,évolution semblable à la grande catJstrophe qui avait commencé en France en 1789. Au lieu de cela, on ne vit qu'un soulèvement mesquin, qui fit se blottir aussitôt presque toute la bourgeoisie effrayée sous les ai les des gouvernements, de sorte que ceux-ci s'en trouvèrent fortifiés, tandis que toutes les chances d'un développement rapicie étaient perdues pour le prolétariat. La bourgeoisie abandonna ensuite ·aux différents gouvernements le soin de continuer pour elle la révolution, al:ltant qu'elle en avait encore besoin, et Bismarck notamn:ent fut le grand révolutionnaire qui, en partie du moins, unifia l'Allemagne, · culbuta de leurs trônes des princes allemands, favorisa l'unité italienne et le détrônement du pape, renversa l'Empire en France et fraya le chemin à la Répqblique. C'est ainsi que s'accomplit la révolution bourgeoise allemande, dont Marx et Engels avaient, en 1847, prophétisé la venue prochaine et qui ne s'acheva qu'en 1870. Cependant Engels attendait encore en 1885 une << commotion politique» et supposait que« la petite bourgeoisie démocratique était de nos jours encore le parti » qui, dans la circonstance, « devait nécessairement en Allemagne arriver le premier au pouvoir». BibliotecaGino Bianco

CIIAP. I. - LA CONQUÊTE DU .POUVOIR 7 Cette fois encore, Engels avait vu juste en prophétisant l'approche d'une « commotion politique»; • mais il se trompait de nouveau dans ses calculs en fondant quelquê espoir sur la petite ·bourgeoisie démocratique. Elle fit complètement défaut lors _de la débâcle du régime de Bismarck. La chute du chancelier se trouva donc réduite aux proportions d'une question dynastique, sans la moindre conséquence révolution na ire. Il apparaît ~e plus en plus clairement qu'une révolution n'est désormais possible qu'en tant que révolution prolétarienne, et que celle-ci même est impossible tant que le prolétariat organisé ne sera pas une force assez considérable et assez compacte pour pouvoir entraîner dans des circonstances favorables le gros de la nation avec lui. Or, si le prolétariat est désormais la seule classe révolutionnaire dans la nation, il s'en suit, d'autre part, que chaque débâcle du régi me actuel, qu'elle soit de nature morale; financière ou militaire, implique la banqueroute de tous les partis bourgeois, puisqu'ils en assument tous la responsabilité, et que seul un régime prolétarien est capable en pareil cas de remplacer le régime actuel. Cependant tous nos camarades n'arrivent pas à cette conclusion. Si la révolution, plusieurs fois attendue déjà, n'est pas encore survenue, ils n'en concluent nullement que, par suite de l'évolution économique, la révolution future sera soumise à d'autres conditions et revêtira d'autres formes que celles qu'on avait inférées de l'expérience des révolut10ns bourgeoises Biblioteca Gino Bianco

8 LE CHEMIN DU Pouvom . antérieures; ils en concluent plutôt que, dans les conditions nouvelles où nous nous trouvons, il n'y a plus lieu du tout d'attendre une révolution -qui non seulement n'est pas nécessaire, mais même serait nuisible . . Ils supposent, d'une part, qu'il suffit de poursuivre l'édification des institutions déjà conquises - législation ouvrière, syndicats, coopératives - pour déloger successivement la classe capitaliste· de toutes ses po~itions et l'exproprier insensiblement, sans révolution politique, sans transformation essentielle d.e l'Etat. Cette théorie d'une évolution pacifique et graduelle vers la société future est une modernisation des vieilles conceptions antipolitiques de l'utopisme et du proudhonisme. D'autre part, on regarde comme possible que le prolétariat arrive au pouvoir sans révolution, c'est-àdire san~ un déplacement de forces sensibles dans l'Etat, mais simplement par une collaboration habile avec les partis bourgeois les plus proches, en composant avec eu:x un gouvernement de. coalition que chacun des partis intéressés ne pourrait former seul. · C'est ainsi qu'on éviterait, en louvoyant pour ainsi dire, la •révolution, procédé suranné et barbare qui n'est plus de mise dans nQtre siècle éclairé de la démocratie, de l'éthique et de la philanthropie. Si ces conceptions se faisaient jour, elles renverseraient complètement la tactique socialiste telle que Marx et Engels l'ont établie. Elles sont en effet incon• ciliables avec cette tactique. Natur€'llement, ce n'est Biblioteca Gino Bianco

CHAP. I. - LA CONQUÊTE DU POUVO-IR 9 pas une raison pour les supposer fausses- de prime abord; mais il est compréhensible que toute personne qui, après un examen approfondi, les a reconnues fausses, les combatte ardemment, car il ne s'agit.pas dans la circonstance d'opinions sans conséquence, mais du salut ou de la perte du prolétariat militant. Or, en discutant ces points litigieux, on ne se fourvoie que trop facilement, si l'on n'a soin de délimiter nettement l'objet de la controverse. C'est pourquoi, comme nous l'avons souvent fait ailleurs, nous insistons encore une fois sur ce fait qu'il n'est pas question de savoir si les lois de protection ouvrière et autres mesures prises dans l'intérêt du prolétariat, si les syndicats et coopératives sont, oui ou non, nécessaires et utiles. Sur ce point nous sommes tous du même avis. Nous ne contestons qÙ'une chose: c'ést que les classes d'exploiteurs qui disposent du pouvoir politique pu_issent permettre à ces éléments de. prendre un développement équivalant à une libération du joug capitaliste, sans opposer auparavant de toutes leurs forces une résistance qui ne sera brisée 'que par une bataille décisive. Il n'est pas ·non plus question de savoir si nous devons utiliser dans l'intérêt du prolétariat l~s c~nflits qui s'élèvent entre les partis bourgeois. Ce n'est pas sans raison que Marx et Engels ont toujours combattu l'expression de « masse réactionnaire »; elle masque trop en effet les antagonismes existant entre les différentes fractions des clàsses ;iossédantes, antagonismes qui furent parfois d'une grande importance pour les 1· BibhotecaGinoBianco

LE CTTEMI;'( m; POl:vom progrès du prolétariat. C'est le plus souvent à de tels antagonismes que le prolétariat dut les lois de protection ouvrière ainsi que l'extension des droits politiques. Ce que nous contestons, c_.estseulement la possibi- , lité pour un parti prolétarien de former_ en temps normal avec des F,artis bourgeois \ln gouvernement ou un parti de gouvernement: sans tomber de ce fait dans des contradictions insurmontables qui le feraient nécessairement échouer. Partout le pouvoir politique est un organe de la domination de classe. Or, l'antagonisme entre Je prolétariat et les classes possédantes est si formidable que jamais le prolétariat ne pourra exercer le pouvoir conjointement avec une de ces classes. La classe possédante exigera toujours et nécessairement dans son propre intérêt que le pouvofr politique continue à réprimer le prolétariat. Le prolétariat, au contraire, exigera toujours d'un gouvernement où son propre parti est représenté que ]es organes de l'Etat l'assistent dans ses luttes contre le capital. C'est ce qui doit entraîner l'échec de tout gouvernement de coalition entre parti prolétarien et partis bourgeois. Un parti prolétarien, dans un gouvernement de coalition bourgeois, s.e rendra toujours complice d'actes de répression dirigés contre la classe ouvrière; il s'attirera ainsi le mépris du prolétariat, tandis que la gêne résultant pour lui de la méfiance de ses confrères bourgeois l'empêchera toujours d'exercer une activité fructueuse. Un régime pareil ne peut augBiblioteca Gino Bianco

CHAP. I. - LA CONQUÊTE DU POUVOIR II men ter les forces du prolétariat - c'est. à quoi ne se prêterait aucun parti bourgeois; il ne peut que compromettre le parti proléta6en, dérouter et diviser la. classe ouvrière. Or, nous voyons que le facteur qui, depuis 1848, a toujours ajourné la révolution, à savoir la décadence politique de la démocratie bourgeoise, exclut maintenant plus que jamais une collaboration profitabl~ avec elle dans le but d'obtenir et d'exercer en commun le pouvoir politique. Si convaincus qu'aient été. Marx et Engels de la nécessité d'utiliser, dans l'intérêt du prolétariat, les conflits entre partis bourgeois, quelque ardeur qu'ils aient mis à combattre le terme de « masse réactionnaire », ils n'en ont pas moins créé l'expression de « dictature du prolétariat » pour laquelle Engels luttait encore en 1891, peu de temps avant sa mort, l'expression de l'hégémon.ie politique exclusive du prolétariat, comme étant la seule forme sous laquelle il puisse exercer le pouvoir. Or, si d'une part un bloc prolétarien-bourgf'ois ne peut être un moyen d'augmenter les forces de la classe ouvrière, si, d'autre part, le progrès des réformes sociales et des organisations économiques du prolétariat reste toujours limité tant que rien ne sera changé aux forces respectives des classes en présence, il n'y a pas alors la moindre raison de conclure, du fait que la révolution politique n'est pas encore arrivée, qu'il n'y a eu de pareilles révolutions que dans le passé et qu'il n'y en aura plus _à l'avenir~ Bi,blioteca Gino Bianco

12 LE CHEMIN DU POU\ 1OTR D'autres doutent de la révolution, sans toutefois s'exprimer d'une façon si pé.remptoire. Ils admettent la possibilité de la révolution, mais si elle doit venir, ce ne peut être, pensent-ils, que dans un avenir des plus lointains. A les entendre, elle serait, pour l'espace d'une génération au moins, complètement 'impossible; elle n'entrerait pas en considération pour notre politique pratique. Nous devrions, pourquelqnes dizaines d'années, nous accommoder de la tactique a·e l'évolution pacifique et du bloc prolétarien-bourgeois. Or, en ce moment, nous nous trouvons justement en présence de certains ftiits qui doivent nous porter plus que jamais à proclamer que cette opinion est fausse. Biblioteca Gino Bianco

II LA PROPHÉTIE DE LA RÉVOLUTION Pour discréditer leur attente d'une révolution prochaine, on objecte fréquemment aux marxistes qu'ils aiment à prophétiser, mais se montrent mauvais prophètes. Nous avons déjà vu pour quelles raisons la révolutiun prolétarienne qu'attendaient Marx. et Engels n'a pas encore eu lieu. Mais, abstraction faite de ces déceptions, ce qui est vraiment surprenant, ce n'est pas que leurs espérances ne se soient pas toutes réalisées, c'est qu'un si grand combre de leurs prédictions se soient accomplies. Nous avons déjà vu, par exemple, que le Manifeste du Parti communiste présageait, en novembre 1847, la révolution qui éclata en 1848; or, à la même époque, Proudhon démontrait que l'ère des révolutions était à jamais passée. Marx fut le premier socialiste qui insista sur le rôle important des syndicats dans la lutte de classes du 81bliotecaGinoBianco

LE CTTE,fl!\ DU POrYOlR prolétariat et cela dès 1846, dans son ouvrage polémique contre Proudhon, La Misère de la Philosophie. Tandis qu'il travaillait au Capital en 1860 et dans les années suivantes, il prévoyait déjà les sociétés par actions et les cartels modernes. Pendant la guerre de 1870-71, il présageait que la prépondérance dans le mouvement socialiste allait désormais passer de la France à l'Allemagne. En janvier 1873 il prédisait la crise qui commença peu de mois après. On peut en dire autant d'Engels. Même lorsqu'ils se trompaient, leur erreur récelait quelque idée juste et profonde. Qu'on se rappelle ce que nous avons dit plus haut de cette commotion politique qu'Engels attendait en 1885 pour les années suivantes. Il y a lieu justement d'en finir ici avec une légende qui menace de s'établir. Dans son livre La Quéstion ouvrière, dont la cinquième édition vient de p:iraître, le professeur berlinois, H. Herkner, écrit à propos du Congrès socialiste de Hanovre (1899): « Kautsky se laissa entraîner dans la chaleur de la lutte à traiter de véritable idiotie l'attente d'une catastrophe prochaine qui comblerait tous les vœux: il combattit cette idée beaucoup plus ardemment que Bernstein lui-même ne l'aurait fait. Si Engels, disaitii_, avait vraiment prédit pour l'année 1898 le grand chambardement, il n'aurait pas été le profond penseur qu'il fut réellement, il aurait été un tel idiot que pas une seule circonscription ne l'aurait délégué au Congrès. Engels, prétendait-il, a seulement voulu Bibliotecç:iGino Bianco

.CHAP. TI. - LA PROPITÉTŒ DF. LA Rl~VOLUTION / 1;:) dire que l'année 1898 amènerait peut-être pour la Prusse la débâcle du système politique actuel. « Nous ne chercherons pas à savoir ce qu'Engels a voulu dire. Mais lorsque Bebel déclarait au Congrès d'Erfurt, en 1891, que bien peu nombreux étaient les congressistes qui ne verraisnt pas se réaliser le but final, ce sont là des paroles qu'aucune interprétation ne saurait rectifier. Comme disait Kautsky en 1899, elles sont idiotes. Cet intermède montra, avec une clarté qui ne laissait rien à désirer, l'évolution qui s'était accomplie même dans les cerveaux des fidèles• de l'ancienne tactique. ~ Malheureusement, c'est la clarté de M. le Professeur Herkner qui laisse beaucoup à désirer. Je n'ai nnllement qualifié d'idiotie « l'attente d'une catastrophe prochaine qui comblerait tous les vœux », pour la bonne raison qu'il ne s'agissait pas du tout d'une catastrophe de ce genre. Sinon j'aurais bien eu le droit de traiter d'idiotie une semblable conception. J'avais 1 cr.oisi le terme d'idiotie pour désigner l'opinion d'après laquelle Engels aurait annoncé la révolution pour une date déterminée, pour l'année 1898. Et, sans doute, cette manière de prophétiser me paraissait idiote. Mais Engels ne 5'en est jamais rendu coupable et Bebel pas davantage. Au Congrès d'Erfort, e_n1891, il n'avait pas non -plus prédit la révolution pour une date fixe. A ce même Congrès où l'on avait déjà raillé quelque peu ses « prophéties», il répartit : ~ Qu'on rie ou qu'on se moque des prophéties, des hommes qui réfléchissent ne peuvent s'en passer. 81bl1oteca Gino Bianco

LE CUEmN DU POUVOIR Vollmar ne connaissait pas encore, il y a quelques années, cette froideur raison·nable et pessimiste qu'il observe aujourd'hui. Engels, auquel il s'attaque maintenant, a très justement prédit, en 1844, la révol~tion de 1848. Et ce que, pendant la Commune, Marx et Engels exprimaient, dans l'adress·e bien connue du Conseil général de l'Internationale, au sujet de la situation future de l'Europe, ne s'est-il pas accompli de point en point? (Parfaitement!) Liebknecht qui m'a, lui aussi, persiflé quelque peu, a beaucoup prophétisé lui-même (Rires). Il a, tout comme moi, prédit au Reichstag, en 1870, ce qui s'es(complètement réalisé depuis. Lisez ses discours et les m_iens des années 1870-71 et vous en trouverez la confirmation. Mais voilà que Vollmar s'écrie : Assez de racontars! laissez en paix les prophéties ! Et cependant il prophétise lui-même! Toùte la différence entre lui et moi, c'est qu'il e~t doué du plus merveilleux optimisme à l'égard de nos adversaires, mais du plus affreux pessimisme en ce qui concerne les aspirations, .,,les principes et l'avenir du Parti » (Procès-verbal, p. 283). Une des plus importantes prophéties de Bebel, qui s'est accomplie depuis, est celle qu'il fit en 1873, lorsqu'il prédit que le Centre catholique, au lieu des 60 mandats qu'il possédait au Reichstag, en gagnerait bientôt 100 et que le Kulturkampf de Bismarck finirait d'une façon piteuse et hâterait la chute de son auteur. Naguère, on m'a fait l'honneur de me ranger parmi BibliotecaGino Bianco

CHAP. II. - LA PROPHÉTIE DE LA RÉVOLMTION 17 ces prophètes. Je ne pourrais certes rue trouver en meiileure société. On me reprochait d'avoir écrit sur la révolution russe, dans ma série d'articles de la Neue Z eit intitulés: «Questions révolutionnaires» et dans la préface de L'Eihique, des choses qui O!)t été complètement dé-1nenties par les événements. Est-ce bien vrai? Voici ce que j'écrivais dans la préface de L'Ethique: « Nous marchons vers une époque où, pour un temps qu'on ne saurait fixer, pas un socialiste ne pourra vaquer en paix à ses travaux, où notre activité sera un combat sans trêve ..... A l'heure qu'il _est, les bourreaux du tsarisme s'emploi'ent de leur mieux à égaler les Albe et les Tilly des guerres de religion des xv1e et xvne siècles, non par leurs exploits militaires, .. mais par leurs assassinatr brutaux. Dans l'Europe occidentale, les défenseurs de la civilisation, de l'ordre et autres biens sacro-saints de l'humanité acclament avec enthousiasme ce qu'ils appe11enf le retour de l'état légal. Mais de même que les mercenaires des Habsbourg:; ne réussirent pas, malgré quelques succès passagers, à ramener au catholicisme l'Allemagre du nord et la Hollande, a~ même les cosaques des Rornanoffs ne parviendront pas à rétablir l'absolutisme. Il a encore la force de ravager le pays, il n'a plus celle de le gouverner». « En tout cas la révolution russe est bien loin d'être achevée; elle ne saurait l'être tant que les paysans ne Biblioteca Gino Bianqo

18 LE CllEi\IIN DU POUVOIR seront pas satisfaits. Plus elle durera, plus grandira l'agitation des r1asses prolétariennes de l'Europe occidentale, plus augme_ntera le danger de catastrophes fin:rncières, plus enfin il devi_endra -vraisemblable qu'une époque de luttes de classes des plus aiguës s'ouvre _aussi pour l'Europe occidentale.» Voilà ce que j'écrivais en janvier 1906; ·pourquoi donc devrais-je en avoir honte? S'imagine-t-on que la révolution russe soit terminée, que la situation du pays soit redevenue normale? Et depuis que j'ai écrit~ ces lignes, le monde entier n'est-il pas entré réellement dans une période de troubles extrêmes? Voyons maintenant ma « prophétie manquée » de l'article « Questions révolutionnaires». )'~vais alors une polémique avec Lusnia qui déclarait impossible qu'une guerre à cause de la Corée puisse provoquer .une révolution en Russie; il pensait que je faisais '. trop grand cas des ouvriers russes, quand je les con- .sidérais comme un facteur politique beaucoup plus réel que les ouvriers anglais. C'est à quoi je répondis dans les premiers jours de février r904, au début de ,,, la guerre russo-japonais.e : « Sans aucun doute, le développement économique de la Russie est bien plus an:iéré que celui de l'Allemagne ou de l'Angleterre et son prolétariat est beaucoup plus faible et beaucoup moins expérimenté que le prolétariat allemand ou anglais. Mais tout est relatif et la force révolutionnaire d'une classe l'est aussi ». Puis, après avoir montré pourquoi le prolétariat Biblioteca- Gino Bianco

Cl-IAP. II. - LA PnOPITÉTrE DE LA RÉVOLUTIOX 19 russe possédait alors une force révolutionnaire extraordinaire, je poursuivais en ces termes : « La lutte s'achèvera d'autant plus vite par la défaite de l'absolutisme que l'Europe occidentale mettra plus d'énergie à lui r~fuser toute assistance. Faire en sorte de discréditer le plus possible le tsarisme, telle est pour l'instant une des tâches les plus importa·ntes du socialisme international.. ... · « Cependant, malgré toutes les amitiés précieuser. qu'il possède dans l'Europe occidentale, la détresse de l'autocrate de toutes les Russies augmente à vue d'œil. La guerre avec le Japon peut hâter d'une façon prodigieuse la victoire de la révolution russe ... Nous verrions se répéter ce qni ~'est passé après la guerre russo-turque, mais cette fois avec une intensité plus grande, à savoir un essor formidable du mouvement ré\·olutionnaire ». Après avoir motivé cette assertion, je continuais en ces termes : << Une révolution ne pourrait établir de suite en Russie un régime socialiste, car les conditions économiques y sont trop arriérées. Elle ne pourrait fonder d'abord qu'une constitution démocratique; mais celle ci serait soumise à la poussée d'un prolétariat énergique et impétueux, qui arracherait pour son propre compte des concessions importantes». «Unetelle constitution ne manquerait pas de réagir puissamment sur les pays voisins. D'abord elle y stimulerait et y attiserait le mo1.1vement ouvrier; celui-ci recevrait ainsi une impulsion vigoureuse, lui permetB1bliotecaGinoBianco ./

-'!' 20 LE CHEl\IIN DU POUVOIR ta.nt de livrer l'assaut aux institutions politiques qui s'opposent à l'avènement d'une véritable démocratie - tel est avant tout en Prusse le suffrage des trois classes. Puis elle déchaînerait les multiples questions nationales de l'Europe orientale». Voici ce que j'écrivais en févrie_r 1904. En octobre 1905 la révolution russe éta,t un fait accompli, le prolétuiat combattait au premier rang et la répercussion sur les pays voisins ne se fit pas attendre. En Autriche, la lutte pour le suffrage universel recevait dès lors une impulsion irrésistible et se terminait bientôt par une victoire, la Hongrie se trouvait à deux doigts d'une véritable insurrection et la social-démocratie allemande se déclarait pour la grève générale; elle se lançait avec ardeur, en Prusse notamment, dans la lntte pour le suffrage universel, lutte qui, dès le mois de janvier 1908, donnait lieu à des manifestations dans la rue telles que Berlin n'en avait pas vues depuis 1848. L'année 1907 avait vu les surprenantes élections dités des« Hottentots » et la débâcle complète de la démocratie bourgeoise allemande. Si je m'étais attendu en outre à un déchaînement des mouvements nationaux de l'Europe orientale, les événements surpassèrent de beaucoup mon attente : nous avons ass:sté (O effet au réveil subit de tout l'Orient, de la Chine, de l'Inde, du Maroc, de la Perse, de la Turquie, ce qui, dans ces deux derniers pays, s'est déjà traduit par des soulèvements révolutio!lnaires victorieux. Il faut encore rattacher à ces événements une aggravation croissante des antagonismes internationaux / Biblioteca Gino Bianèo

CHAI:'. H. - LA PROPHÉTIE DE LA I\ÉVOLUTION 2 I qui, par deux fois déjà, d'abord à cause du Maroc, ensuite à cause de la Turquie, a mis l'Europe à deux doigts de la guerre. Si jamais une « prophétie » s'est accomplie - en admettant qu'on veuille se servir de ce terme, - c'est hien celle qui annonçait la révolution russe et p_révoyait qu'elle serait suivie d'une période de troubles politiques extrêmes et d'aggravation de tous les antagonismes sociaux et nationaux. Certes, j'avoue que je n'ai pas~prévu la défaite momentanée de la révolution russe. Mais si quelqu'un avait prédit en 1846 la révolution de 1848, dirait-on qu'il s'est trompé parce qu'elle fut écrasée en 1849? S.ms doute nous devons, dans tous les grands mouvements et soulevements, compter avec la pos~bilité d'une défaite. Bien fou celui qui, à la veille de fa lutte, se aoit déjà sûr de la victoire. Toutefois, le seul objet possible de nos recherches, c'est de savoir si nous avons en perspective de grandes luttes révolutionnaires. C'est là une question que n~us pouvons résoudre avec quelque certitude. Quant à l'issue de l'une quelconque de ces luttes, nous n'en pouvons rien dire d'avance. Mais nous serions ile bien tristes sires, que dis-je, nous ne serions rien moins que traîtres à notre cause et incapables de toute lutte si nous étions persuadés d'avance que la défaite est inévitable et si nous ne comptions pas sur la possibilité d'une victoire. Naturellement toutes les prévisions ne peuvent pas s'accomplir. Celui qui prétendn..it rendre des oracles Biblioteca Gi.no Bianco

22 LE CJIEmN Dl, POUVOIR infaillibles ou qui demanderait que les autres en ren~ dissent admettrait chez l'horn me l'existence de forces surnaturelles. Tout homme politique doit envisager le cas où ses prédictions ne s'accomplir<1ient pas. Et pourtant le métier dé prophète n'est pas un passe-temps d'oisif; il est, pourvu qc'on l'exerce prudemment et méthodiquement, une occupation indispensable pour tout homme politique réfléchi et clairvoyant; c'est à quoi Bebel faisait allusion. Il n'y a que le routinier vulgaire qui se contente de croire que les choses iront· à l'avenir du même train qu'aujourd'hui. Un homme politique qui est en même temps un penseur, su.ppute, à l'occasion de chaque nouvel événement, toutes les éventualités qu'il recèle et en dégage les plus lointaines conséquences. Certes, les forces d'inertie sont énormes dans les sociétés; c'est pourquoi dans neuf cas sur dix le routinier sem. ble avoir raison, quand il va son train ordinaire sans se soucier beaucoup des situations et des éventualités "'f nouvelles. Mais voici qu'un événement survient, assez puissant pour vaincre les forces d'inertie, d'ailleurs minées déjà par des événements antérieurs bien qu'il n'y eût rien de changé en apparence. C'est alors que l'évolution eutre dans des voies neuves, ce qui fait perdre la tête à tous lès routiniers, tandis que les hommes politiques qui se sont familiarisés avec les ' nouvelles éventualités et leurs conséquences sont seuls capables de se maintenir. Cependant il ne faudrait pas croire que, tant que Biblioteca Gino Bianco ..

CIIAP. II, - LA PROPllÉTIE DE LA nltVOLUTION 23 les choses suivent leur cours normal, le routinier vulgaire l'emportât sur le politicien qui se mêle de prophétiser et de supputer l'avenir. Cela ne serait vrai que si cc dernier prenait les éventùalités dont il pèse les conséquences pour des réalités et prétendait régler sur elle son activité pratique immédiate. Mais qui oserait soutenir qu'Engels, Bebel ou l'un queiconque des politiciens prophètes dont il s'agit ici se soient jamais· (ait une idée pareil!~ de leurs prophéties? Le routinier vulgaire ne se sent jamais poussé à étudier le présent qui ne lui par~ît faire que répét2r les situations déjà connues au milieu desquelles il a vécn jusqu'alors. Mais l'homme qui, dans chaque situation, en suppute toutes les éventualités et consé-' quences, n'est en état d'accomplir ce travail que parce qu'il. a étudié les forces en présence et il se sent porté avant tout à consacrer son attention à des facteurs nouveaux et presque ignorés. Ce que le philistin considère comme des prophéties en l'air et vides de sens est en vérité le résultat d'études profondes et notre connaissance de !a réalité s'en trouve toujours enrichie. On n'aurait le droit d'attaquer les Engels et les ' Bebel à cause de lenrs prophéties que s'ils s'étaient conduits en rêveurs étrangers au monde réel. Mais en vérité pe_rsonne 1.,'a donné au µrolétariat, dans des situai ions difficiles, des conseils plus judicieux et plus opportuns que ces prophètes, et cela justement parce qu'ils prenaient à cœur le métier <le prophète. S'il . n'est arrivé que trop souvent jusqu'ici qu'une classe BibliotècaGino Bianco

LE CUEi\IIN DU POUVOIR s'est égarée dans son mou~ement d'ascension, la faute n'en était pas aux hommes politiques toujours avides de l'horizon le plus °large, mais bien aux adeptes de la« politique positive» qui ne voient jamais plus loin que le bout de leur nez, qui ne tiennent pour réel:; que les objets où ils donnent du nez et déclarent immense et insurmontable tout obstacle sur.lequel .ils se l'aplatissent. Il existe encore une autre catégorie de prophéties que celle que nous venons d'indiquer. L'évolution d'une société dépend en dernier lieu de l'évolution de son mode de ·pro~uction ; or, ncus en conn~issons aujourd'hui les lois avec une exactitude suffisante pour pouvoir reconnaître avec quelque sûreté la direction dans laquelle s'accomplit nécessarrernent l'évolution sociale et en tirer des conclusions quant à la marche nécessaire de l'évolution politique. On confond fréquemment ces Jeux genres de prophéties et pourtant elles sont radicalement différentes. Dans le premier cas il s'agit des éventualités très diverses qu'un événement particulier ou une situation -,(' donnée tiennent en réserve; notre tâche· est alors d'en rechercher les conséquences probables. Dans le second cas, il s'agit d'une direction unique, nécessaire d.e l'évolution; notre tâche est de la reconnaître. Dans le premier genre de prophétie, nous partons de faits déterminfs et concrets; le second ne peut nous indiquer que des tendances générale..; sans nous donner de renseignements précis sur les formes qu'elles revêtiront. Même lorsque ces deux modes de recherche 8iblioteca Gino Bianco . >

CHAP. H. - LA PROPIIÉTlE DE LA RÉVOLUT10ri" 25 semblent :conduire au même résultat, il faut bien se garder de les con fondre. Dire, par exemple, qu'une guerre entre la France et l'Allemagne mène à la révolution ou que l'aggravation croissante des antagonismes de classes dans· la société caDitaliste mène à la révolution, c'est énon- • 4 • . cer deux prophéties en apparence identiques. Et pourtant elles ont un sens différent. Ur.e guerre entre la France et l'Allemagne n'est pas un événement dont on puisse déterminer l'arrivée d'avance avec aut~nt de sûreté que s'il s'agissait d'une loi naturelle. La science n'en est pas encore là. La guerre n'est qu'une des nombreuses éventualités qui peuvent surgir; d'autre part, la révolution qui résulte d,une guerre est soumise à des formes déterminées. Il peut arriver que, chez la plus faible des-deux nations belligérantes, le désir impérieux de lancer contre l'ecnemi toutes les · forces populaires appelle au pouvoir la classe la plus intrépide et la plus énergique, c'est-à-dire le prolétariat-; c'est ce qu'en 1891, Engels croyait rossible pour l'Allemagne si elle avait dû lutter à la fois contre la France qui n'était pas encore si inférieure· .quant au chiffre de la population et contre la Russie qui n'avait pas encore subi de défaite et que la révolution n'avait pas encore désorganisée. La guerre peut encore provoquer une révolution lorsque l'armée écrasée se rebute des souffrances endurées et qu'un soulèvement des masses populaires renverse le gouvernement, non pas afin de continuer la lutte avec plus d'énergie, mais pour mettre fin à Kaü tsky 2 Bibliote~ $}ino Bia11co

LE CIIEMCN DU POUVOlR une guerre désastreuse et sans but et faire la paix avec un, adversaire qui, lui aussi, ne demande rien de mieux. Enfin la guerre peut encore entraîner une révolution sou~ la forme d'un soulèvement général provoqué par un; paix honteuse et désastreuse, soulèvement qui unit l'armée et le peuple contre le gouvernement. Si donc il est possible de préciser d'avance certai1!S aspects de la révolution dans le cas où elle résulte d'une guerre, sa forme reste, par contre, cornplète~1ent-- indécise lorsqu'on l'envisage comme une conséquence de l'aggravation croissante des antagonismes de classes.· Nous pouvons affirmer avec la plus entière certitude que la révoluti~n qui doit résulter d'une guerre éclatera ou bien au cours de celle-ci, ou bien immédiatement ,ipr~s. Mais si j'entends par Révqlution le résultat de l'aggravation Groissante des antagonismes de classes, j'ignore complètement le moment où elle se produira. Je puis affirmer avec certitude que la révolution qui résulte d'une guerre sera de courte "' durée. Je ne puis en dire autant de ]a révolut_ioµ qui découle de l'aggravation croissante des antagonismes de classes. Elle peut exiger un temps très long, et la_ révolution qui. procède d'une guerre peut ne jouer auprès d'elle que le rôle d'un épisode. On ne peut affirmer d'avance q-ue la révolution qui résulte d'une guerre sera victorieuse. Par co_ntre, le mouvement révolutionnaire qui provient de l'aggravation croissante des antagonismes de classes ne peut essuyer que des BibliotecaGinoBianco '

CHAP. II. LA PROPHÉTIE DE LA RÉVOLliTTON défaites momentanées; il se termi11era forcément par une victoire. D'autre part, la guerre, qui est dans le premier cas la condition préalable de la révolution, est,. comme nous l'avons déjà vu) un événern'ent dont la réalisation ést incertaine. Personne n'ira se pronor:icer là-dessus d'une façon catégorique. Par contre, l'aggravation des antagonismes de èlasses résulte nécessai - rement des lois de la productio'n capitaliste. Si donc la révohüion, considérée co_mme résultat de la guerre, n'est qu'une éventualité parm_i beaucoup d'autres, elle est, en tant que conséque~ce de la lutte de classes, u,1e nécessité aùsolue. On voit donc que chacun des deux genres de« prophéties » a sa méthode propre et exige des études particulières; c'est de la profondeur de ces dernières que dépend la valeur des« prophéties», t-àndis que les personnes qui ne se font aucune idée de ces études considèrept ces prophéties comme de vaines chimères. Mais c.e serait une grande erreur que de ~roire qu'il -:- n'y a que les marxistes qui prophétisent. Même des politiciens bourgeois, qui se placent sur le terrain de la société présente, ne peuvent se passer de vastes perspP.ctives d'avenir. C'est ce qui fait, par ex·ernple, toute la force de la politique coloniale. Si nous n·avions affaire qu'à la politique coloniale actuelle, il serait bien aisé d'en finir avec elle. Pour tous le~ Etats, l'Angleterre e:x.ceptée, elle est ..une piètre opération. Mais elle est le seul domaine qt1i semble promettr~ Biblioteca Gino Bianco

LE CTilsMIN Dli POUVOlil encore, sous·le régime capitaliste, un avenir brillant. Et c'e_st justement à cause de cet avenir brillant de la pc,litiqu_e coloniale que ses partisans enthousiastes prédisent, et non à cause de sa misère présente qu'elle e>.erce un charme si fascinant sur tous les esprits qui -ne sont pas convaincus de l'arrivée du socialisme. Rien de plus faux que de prétendre que les intéréts présents jouent seuls en politique un rôle décisif et que- les aspirations idéales lointaines n'ont aucune valeur pratique; rien de plus faux que de croire que nc.tre agitation électorale aura d'autant plus de succès que nous nous donnerons des allures plus « pratiques », c'est-à-dire plus fades et plus mesqui·nes, que nous parlerons uniquement d'impôts et de douanes, de chicanes policières, de caisses de maadie et autres questions semblables; et que nous trai- .,-.- te_rons davantage notre grand but final comme· un amour de jeunesse éteint, auquel. on aime e?core à penser au ·fond du cœur, mais que l'on dissimule le plus possible en public. .. Biblioteca Gino Bianco

III t'.ÉVOLUTJON VERS LA SOCIÉTÉ FUTURE On ne peut donc en politique se passer de prophétiser. Seulement ceux qui prédisent que, pendant longtemps encore, les choses' iront du même train ne se rendent pas compte qu'ils prophétisent. Naturellement il n'y a pas un militant ouvrier qui soit satisfait de la situation présente et ne s'efforce d'en amener la transformation radicale. Ft il n'y a, pas, dans quelque parti que ce soit, un politicien intelligent et un tant soit peu dénué de préjugés qui ne trouve absurde la conception d'après laquelle le bouleversement économique de la société pourrait se poursuivre à U!le allure aussi rapide qu'aujourd'hui 1t :a situation politique re~ter longtemps encore la jneme. Si malgré tout le _politicien ne veut pas entendre parler d'une révolution politique, c'est-à-dire d'un énergique déplacement de forces dans V-Et:it, il ne lui reste plus ·qu'à chercher des formes sous lesquelles 2· . Biblioteca Gino Bianco

3o LE CHEMIN DU POUVOIR les antagonismes de classes se résolvent lentement, insensiblement, sans grandes luttes décisives. _Les libéraux rêvent de rétablir la paix sociale entre les classes, entre exploiteurs et exploités, _sans que l'exploitation disparaisse, chaque classe s'imposant simplement une certaine modération à l'égard de l'autre et s'abstenant de tout excès et de toutes revendi~ations exagérée~ · Te] s'imagine que l'antagonisme qui divise l'ouvrier et le capitaliste· tant qu'ils sont isolés se dissipera dès qu'ils se feront face dans leurs organisations respectives. Les contrats collectifs seraient l'avènement de la paix sociale. En fait, l'organisation ne peut faire que centraliser le règlement des antagonismes. Les luttes entre les deux partis dev1ennent plus rares, mais plus formidables et elles ébranlent ·beaucoup plus la société que ·1es petites escarmouches du temps jadis. L'organisation rend ( l'antagonisme même des intérêts contraires beaucoup plus irréductible; grâce à elle, il apparaît de moins en moins comme un antagonisme fortuit de personnes isolées et 'de plus en plus comme un antagonisme -1· nécessaire de classes entières. Un socialiste ne peut partager l'illu~ion · de la réconciliation des classes et de la paix sociale. C'est justement parce qu'il ne la partage pas qu'il est ~n• socialiste. 11 sait que ce n'est pas la chimère de la réconciJ iation des classes, mais seulement leur suppression qui peut établir la paix sociale. Or, s'il n'a plus foi en la révolution, il ne lui reste plus qu'à attendre du progrès écono·mique la suppression paci • Biblioteca Gino Bianco

CHAP. m. - t'Évou:TION VERS LA SOCIÉTÉ FUTURE 3 r fique et insensible des classes, la classe ouvrière grandissànt en nombre et en force et absorbant ainsi peu à peu les autres. Telle est la théorie de l'évolution pacifique vers le ) socialisme. :- Cette théorie présente un côté très positif. Elle s'appuie sur certains faits de l'évolution réelle _qui attestent que nous évoluons en effet vers le socialisme. Ce rnnt justement Marx et Engels qui ont décrit ce p:1énomène et démontré qu'il a le caractère d'une loi naturelle. · · Nous évoluons v_ersle socialisme sons deux rapports: d'un côté par le développement du capitalisme, par la concentration du capital. La concurrence fait que le gros capital menace le petit, l'écrase de sa supériorité et finit par l'éliminer, Voilà déjà une raison suffisante, abstraction faite de l'âpreté au gain, pour pousser chaque capitaliste à augmenter son capital et à agrandir le cercle de ses opérations. Les ét3bl:ssements industrièls deviennent de plus en plus vastes et se trouvent de plus en plus réunis dans un petit nombre de mains. Aujourd'hui déjà, ce sont des banques et des organisations patronales qui gouvernent et organü,ent la plupart des entreprises capi_- talistes des différentes nations. C'est ams1 que se prépare de plus en plus l'organisation sociale de la production. ParalJèle•nent à ·cette centralisation des entreprises industrielles, nous observons l':iccroissement des grandès fortunes, phénomène que le systèIT'.edes· Biblioteca Gino Bianco

LE CIIEMTN DU POL'VOln sociétés par action n'entrave en aucune façon. Au contraire, ce sont les sociétés par actions qui non seulement permettent à un petit nombre de banques et d'organisations patronales de dominer aujourd'hui la produètion, mais qui fournissent encore le moyen de co_n~ertir en capital les plus petites fortunes et, par su-it.e, de les livrer au processus de la centralisatien capitaliste. Ce sont les sociétés par actions qui mettent les petites épargnes à la disposition des gros capitalistes; ceux-ci les emploient co:nme leur fortune personnelle et augmentent airisi la force centralisatrice de leurs gros capitaux. Enfin ce sont les sociétés par action qui rendent la personne même du capitaliste complètement inutile pour la marche de l'entreprise. Son élimination - de la vie économique cesse d'être, dans l'ordre économique, une question de possibilité ou d'opportunité. Elle n'est plus qu'une question de force. Cependant l'acheminement vers le socialisme par la concentration du capital n'est qu'un côté de l'évo-. 'f' lution vers la société future. Nous observons au sein de la classe ouvrière un processus parallèle qui conduit également vers le socialisme. En même temps que le capital aug'llente, ·1e nombre des prolétaires grandit aussi dans la société. Ils ·en devienner1t la · classe la plus nombreuse et leurs or;anisations se développent simultanément. Les ouvriers fondent des coopératives qui éliminent les intermédiaires et règlent la production sur les besoins; ils fondent des _ Biblioteca Gino Bianco

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